Historique du Dragon

Gwendal Jaffry – Le Chasse-Marée n°142 Avril 2002

A la fin des années vingt, à l’occasion d’un concours de plans, l’architecte norvégien Johan Anker conçoit un élégant voilier pour la course et la croisière côtière. Très rapidement, grâce à ses qualités nautiques et ses performances, le Dragon apparaît comme un bateau de régate idéal, tant et si bien qu’il devient le quillard officiel des jeux Olympiques en 1948, statut qu’il gardera plus de vingt ans. Modernisé au fil des saisons sans pour autant perdre sa monotypie, ce voilier aux lignes d’une grande pureté a su défier les modes et fidéliser une clientèle de fins barreurs et d’amoureux des belles carènes. Aujourd’hui, grâce à une flottille toujours dynamique, la grande famille des dragonistes se livre des bagarres acharnées, mais toujours empreintes d’un savoir-vivre digne des premiers temps du yachting.

Le DRAGON
A Nul ne s’étonnera que le père du Dragon ait été à la fois architecte, constructeur et excellent régatier. Né en 1871, Johan Anker est plongé très tôt dans le monde de la voile. Sa scolarité à Oslo terminée, le jeune homme gagne l’université berlinoise de Charlottenburg, où il étudie l’architecture navale. De retour au pays, il s’associe, en 1905, à Christian Jensen pour ouvrir un chantier naval. Trois ans plus tard, à bord de Fram, une unité qu’il a lui-même dessinée et construite, il monte sur la troisième marche du podium des jeux Olympiques, disputés en Angleterre. En 1911, il participe aux régates de Cowes à bord du 12 mètres JI Rollo. Et le Norvégien s’impose dans sa catégorie, devançant Alachie et Javotte, respectivement barrés par William Fife et Alfred Mylne. L’année suivante, lors des jeux Olympiques de Stockholm, Anker reçoit sa première médaille d’or à la barre de Magda IX. Trois ans plus tard il se sépare de son associé. Cette même année 1915, il est nommé à la tête de la Scandinavian Yacht Racing Union, et dessine Mosquito, le premier 6 mètres JI bermudien, puis le 12 mètres JI Smyrna pareillement gréé.

Un concours de plans

Au milieu des années vingt, contrairement aux Britanniques, qui continuent à construire des racers de la grande classe, les pays nordiques mettent l’accent sur des bateaux moins coûteux, susceptibles de concerner un public plus jeune. C’est dans ce contexte que le Royal Gothenburg Yacht Club décide, en 1927, de lancer un concours de plans visant à créer une classe de quillards à cabine de taille moyenne pour deux ou trois équipiers, qui permettent de pratiquer la course et la croisière et soient de construction et d’entretien économiques.
Bien qu’il fasse partie du jury, Anker ne se prive pas de dessiner son propre plan : une coque longue de 8,90 mètres, large de 1,96 mètre, calant 1,14 mètre et lestée d’une tonne. Ce yacht aux lignes à la fois pleines et allongées, grâce à d’élégants élancements, est doté d’un petit rouf abritant deux couchettes et un équipement minimum pour la petite croisière. Son gréement de sloup bermudien est composé d’un petit foc endraillé sur un étai intermédiaire – le grand étai capelé en tête de mât ne sert qu’à maintenir l’espar – et d’une grand voile. Provisoirement baptisé « 20 m² de voilure » – le terme dragon adopté plus tard serait une traduction anglaise du mot norvégien drake –, ce plan remporte d’emblée le concours. L’ancêtre du Dragon est né, la première unité étant lancée dès 1928. Très vite, le voilier gagne la réputation d’un bateau de brise, évolutif et sûr à la mer, une qualité qui le propulse sans tarder vers les rivages voisins de la Suède, du Danemark, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Un comité de classe est créé le 1er novembre 1929.

En 1935, c’est au tour des yachtsmen écossais de s’y intéresser. Ceux-ci recherchent justement un monotype adapté aux conditions assez rudes de la Clyde, et qui n’excède pas un prix de deux cents livres. Le 20 m² d’Anker, dont un régatier écossais a ramené les plans de Suède deux ans auparavant, correspond bien à ce projet. Anita, à James Hume, première unité arrivée sur la Clyde en 1935, est bien vite entourée de nombreux petits frères. Et les Ecossais ne tardent pas à faire des émules. « Les yachtsmen des autres comtés, peut-on lire dans Le Yacht du 4 juin 1949, ne s’étaient pas mépris longtemps sur les qualités nautiques du bateau. Du jour où ceux de Cowes virent les Dragon engagés poursuivre leur course, tout dessus, alors que les 6 mètres JI, 8 mètres JI et autres bateaux de jauge restaient à l’ancre, leur scepticisme tout britannique envers ce qui n’est pas anglais fondit comme neige au soleil pour faire place à un enthousiasme dont l’expression la plus haute s’est concrétisée par l’offrande du Dragon Bluebottle à la princesse Elisabeth, future reine d’un peuple de gens de mer. » Quant à Francis Henderson, secrétaire de la ligue des Dragon de la Clyde, il écrit: « C’est le bateau idéal pour la navigation sur les eaux de la Clyde, si bien appropriées à la pratique de la voile. Ce yacht a rendu la course en quillard accessible à un grand nombre de jeunes, les régates de dinghies non pontés étant exclues dans ces eaux froides. Mais c’est aussi le voilier des moins jeunes comme Mrs Peter Simpson, qui est grand-mère et dont le nom s’inscrit si souvent au palmarès de nos régates – pas plus souvent cependant que ceux de ses deux filles qui barrent chacune leur Dragon. »

En 1937, le Royal Clyde Yacht 4 crée la célèbre Gold Cup, qui se dispute encore aujourd’hui. Mais à cette époque, le Dragon n’a pas encore la silhouette qu’on lui connaît maintenant : démuni de spi, il ne porte que 20mètres carrés de voilure, et son rouf, fermé par une porte, abrite une petite cabine équipée de couchettes…

Quillard olympique

Le 3 novembre 1945, le comité permanent autorise la modernisation du gréement, sept ans après une première étude qui n’avait pu se concrétiser à cause de la guerre. L’utilisation d’un génois à la place du foc porte la surface de voilure à 27 mètres carrés. En outre, les barres de flèche sont raccourcies pour pouvoir border correctement cette nouvelle voile d’avant, tandis que l’étai en tête est supprimé au profit d’un guignol. Enfin, un spinnaker vient compléter la garde-robe. Cette métamorphose a-t-elle été décisive ? Toujours est-il que pour les Jeux de 1948, qui se déroulent à Torquay, le comité olympique retient le Dragon comme quillard monotype à trois équipiers, tandis que les 6 mètres représentent les bateaux de la Jauge Internationale. Il est vrai que le Dragon a d’excellents atouts, notamment son coût raisonnable et la possibilité d’être transporté. Pour disputer l’épreuve, le Yacht-Club de France fait construire deux unités, qui serviront aux sélections de l’équipe nationale à Cherbourg. C’est à cette occasion que les premiers Dragon apparaissent dans l’Hexagone. « C’étaient des constructions françaises, ironise Jean Peytel, des bateaux neufs qui avaient l’air d’épaves tellement les bordages filaient mal. » Yves de Kerviler, le Trinitain qui remporte la sélection, ne pourra d’ailleurs pas courir à bord de son bateau, son « F1 » étant considéré hors jauge ! C’est à la barre d’Allegro, un Dragon loué à Torquay, qu’il disputera les Jeux… sans grand succès. L’épreuve est remportée par Pan, un bateau construit en pin du Nord par le Norvégien Bjaarne Aas.
Cette édition anglaise est une véritable consécration pour la série. Dès lors, les portes du monde sont grandes ouvertes au quillard de Johan Anker, un succès que ne connaîtra malheureusement pas l’architecte norvégien, décédé huit ans plus tôt. Alors que le règlement de la série était jusque-là régi par le comité créé en 1929, c’est l’IYRU (International Yacht Racing Union) qui, en novembre 1949, prend en main la gestion de la nouvelle série olympique. Dès lors, des règles de construction draconiennes sont édictées, qui visent à éviter toute course à l’armement.

L’engouement français

En 1948, alors que la flotte anglaise – la plus importante – compte plus de deux cents Dragon, la France n’en possède que trois. Mais dès l’année suivante, le 16 mars 1949, l’Association française de la série des Dragon (AFSID*) est fondée. Et de nouvelles unités apparaissent, notamment au Havre où ont lieu les premières régates. « En Bretagne, se souvient Yves Thézé, François Branellec a été le premier à avoir un Dragon, une unité construite au chantier rochelais Hervé. Emerveillé par ce bateau, j’ai fait l’acquisition d’un Dragon Le Got en 1949, alors que j’avais vingt-huit ans. C’était le numéro 42, que j’ai baptisé Coq Rouge comme le seront mes sept autres Dragon. Trop court pour rentrer dans la jauge, il a d’ailleurs fallu lui rajouter un deuxième tableau ! Ensuite, j’ai commencé à régater contre Branellec, avant qu’on ne se déplace tous les deux à Bénodet, où on retrouvait Lesieur, et à Brest, où naviguait Cadoret. A cette époque, c’était déjà énorme quand on se trouvait à cinq ou six sur une ligne de départ. »
Tandis qu’une flottille se constitue à Deauville en 1953, à Arcachon, le quillard norvégien ne tarde pas à supplanter les 6,50 mètres. C’est ainsi que Simon de Nabias fait construire chez Bonnin le numéro 24, premier Dragon du Bassin. « Il n’avait rien d’un lévrier des mers, précise Philippe Manset. Il avait été réalisé tel que le plan d’origine le prévoyait, avec deux couchettes, une tablette avec réchaud, une cloison de rouf et deux portes de descente. L’arrière du bateau était également isolé du cockpit. Je ne sais pas le poids que pesait ce croiseur, mais il ne fut pas reproduit en raison de ses contre-performances. Malgré cela, Beaumaine, sentant le vent et comprenant que les 6,50 mètres qu’il chérissait tant étaient en fin de carrière, organisa à deux ou trois reprises des épreuves réservées aux Dragon. » Dès lors, l’intérêt des Arcachonnais se confirme: en 1955 sept nouveaux Dragon fréquentent le Bassin. Manset, futur président de l’AFSID, recevra le sien un an plus tard et, en 1956, son Bellatrix II gagnera le premier Championnat de France de la série, qualifié d’international grâce à la présence d’un Italien.

Peu à peu – et malgré la concurrence du Requin, plan Stenback de 1930, d’une conception et d’une longueur très proches –, le Dragon s’impose sur notre littoral. A tel point qu’à la fin des années cinquante, la France compte déjà une centaine de bateaux répartis dans vingt-huit clubs – y compris ceux de Dakar et Fort-de-France. La flottille mondiale est alors estimée à près de deux mille unités, réparties dans une vingtaine de pays, et principalement en Allemagne.

Très vite, les Français comprennent que pour améliorer leur niveau, ils doivent se déplacer, afin de se mesurer à d’autres régatiers, mais aussi d’affronter de nouveaux plans d’eau. Le transport terrestre de cette coque de 9 mètres n’étant pas très facile, certains n’hésitent pas à rallier par la mer les lieux de régates. « Pour courir en Angleterre, se souvient Yves Thézé, j’ai franchi une douzaine de fois la Manche au départ de Brest. Le Dragon n’étant pas conçu pour ce type de traversée, j’avais inventé un cerceau sur lequel s’adaptait un taud faisant office de rouf. Par sécurité, dès que la nuit tombait, même par calme plat, on prenait deux ris dans la grand voile et on gréait le tourmentin. »

Quand le théâtre des opérations est trop éloigné, les bateaux sont convoyés par camion ou par train. C’est ainsi que les Arcachonnais ont pu se rendre à Monaco. « Nous avions fait le déplacement nantis de nos unités cent pour cent arcachonnaises, raconte Philippe Manset. Quel ne fut pas notre étonnement lorsqu’on nous a dit qu’aucun de nos bateaux n’était dans la jauge ! En fait, notre haubanage n’était pas conforme : une barre de flèche avait été rajoutée au niveau du guignol, à l’instigation d’Etcheber, un marin qui, avant guerre, avait mis au point les 6 mètres JI de Philippe de Rothschild. Autant vous dire que nous avons été un peu humiliés par la remontrance… » Les Français seront pourtant vengés de cet affront. « Un jour, poursuit Philippe Manset, la régate a été annulée faute de vent, alors que la flotte se trouvait au large. Les uns ont sorti des pagaies, d’autres des avirons, quant aux Français, ils se sont mis à la godille. Thézé se trouvait à côté de Bluebottle, le fameux cadeau du couple princier. La godille est une affaire de Bretons et il accéléra la cadence. Les Anglais, pris au jeu, firent de même. Dès lors s’engagea la plus étonnante régate de Dragon, à la grande joie des spectateurs. Et la victoire revint aux Français. »

Reste que les Dragon « made in France » ne sont pas au niveau. Dès 1955, les dragonistes du Nord ne jurent plus que par le Danois Borge Borresen. « Même avec les Bonnin, que je considérais comme les meilleurs, précise Yves Thézé, il y avait une limite à ne pas dépasser pour éviter la casse. En outre, après une régate dans la brise, notre haubanage était mou, alors que celui des Borresen était encore bien raide. » A partir de 1959, les Français n’hésiteront plus à acheter des Dragon Borresen, et certains commenceront alors à tirer leur épingle du jeu, comme Clamageran ou René Sence dit « Papy ».

Le Soling chasse le Dragon

Au début des années soixante-dix, l’International Dragon Association (IDA**) – créée en juillet 1962 pour informer l’IYRU de l’avis des régatiers quant aux évolutions de la jauge, et autorisée deux ans plus tard à gérer elle-même cette jauge –, admet les constructions en fibre de verre, tout en imposant certaines règles comme le devis de poids. Trop récentes, ces nouvelles coques ne sont toutefois pas admises aux jeux Olympiques de 1972, dernière année de participation du plan Anker et année de l’apparition du Soling. En effet, dès le milieu des années soixante, l’IYRU, persuadée que le Dragon avait fait son temps, s’était mise en quête d’un nouveau voilier pour les Jeux. Le cahier des charges stipulait que l’élu serait un quillard à trois équipiers, facile à remorquer ou à charger sur un camion, moins cher que le Dragon, plus léger, plus rapide et plus évolutif. Sur la vingtaine de dossiers présentés, c’est le Soling du Norvégien Jan Linge qui sera retenu. « J’étais désolé de cette décision, se souvient Philippe Manset, sélectionné olympique, tout en restant persuadé que le Dragon ne pouvait pas disparaître. Et pourtant, la Fédération française de voile avait immédiatement opté pour le Soling. Et les jeunes venant du dériveur nous regardaient avec condescendance et tournaient en dérision ce vieux lourdaud de Dragon. » Il est vrai qu’entre un quillard classique que l’on barre d’un doigt sous le vent, confortablement assis, et le faux quillard très léger qui plane au portant, il y a un monde…
** IDA : Berry Croft, Tye Lane Walberton, Arundel, W Sussex BN 18 nt.v, Grande-Bretagne.
www.intdragon.org

Alors qu’il était courant de rencontrer plus de cent bateaux sur une ligne de départ de Championnat du monde, et jusqu’à vingt-sept nations représentées aux jeux Olympiques (records de 1960 et 1972), tous les pays de l’Est quittent l’association, ainsi que l’Espagne et l’Italie. De leur côté, les Sud-Américains, les Grecs, les Suédois et les Danois se font beaucoup plus rares. En France, les flottilles continuent simplement de vivre sur leur erre. « Malgré moi, commente Philippe Manset, je considérais comme une folie qu’on puisse ainsi sacrifier une flotte de cent ou deux cents bateaux pour le seul avantage d’en constituer une nouvelle. D’autre part, que faire d’un Soling dans un pays froid si l’on a dépassé la trentaine, ou bien dans les mers hostiles comme en Irlande, en Manche ou en Bretagne ? » Et Yves Thézé de surenchérir : « Un Soling est déjà en perdition quand, nous, on se promène toujours ! En Dragon, si le vent fraîchit trop, on roule le foc; et s’il continue à monter, on amène la grand voile et on met le génois. Même comme ça, on continue à régater et à faire du cap. »

La série va pourtant survivre à cette mauvaise passe, et même connaître un regain de dynamisme au début des années quatre-vingt. Ce succès s’explique par la facilité d’entretien des coques en fibre de verre, mais aussi par l’attachement de nombreux régatiers pour ce voilier, qu’ils ont su faire évoluer sans pour autant compromettre sa monotypie. Car si la silhouette du Dragon n’a pas changé en soixante ans, les unités modernes n’ont plus rien à voir avec celles des années cinquante, équipées de poulies havraises, de voiles en coton, d’espars en bois, de haubans en acier et d’un accastillage galvanisé qu’il fallait repeindre deux fois l’an.

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